Jeanne d'Arc

Genre : bondieusage patriotique

Fiche technique

Revue : Patrick Marcel

Oh, c'est facile de fouiller dans les bacs à soldes pour trouver du nanar bien frétillant. Y a qu'à se baisser pour cueillir du clone de zombie aux ouïes bien vertes, des cannibales aux dents brossées et des animaux géants plus ou moins ringards.

Mais y a pas que là. Tenez, prenez par exemple Cecil B. DeMille. Voilà un monsieur qui, question budget et scénarios effrontés, lutterait à armes égales avec le duo diabolique Emmerich/Devlin. Ce bon Cecil est le modèle de la bondieuserie faux-cul: parader le vice en en dénonçant les errements, tout en approchant bien la caméra. Dans le Hollywood du muet, DeMille et von Stroheim étaient les deux maîtres de l'orgie. Mais von Stroheim ne s'embarrassait pas d'hypocrisies, lui.

En 1916, Cecil B. DeMille voulut exhiber son patriotisme à tout le monde. Il tourna donc une JEANNE D'ARC qu'arte, pince-sans-rire, a diffusé hier soir dans une superbe copie restaurée et colorisée. Il y a souvent des images très belles, des plans intéressants et des scènes de foule impressionnantes.

Pour le scénario...

Ah, le scénario... Je vais essayer de vous faire la version courte, parce que ça dure quand même deux heures et quart.

On démarre dans le didactisme: Cecil nous explique que Jeanne a fait don de sa personne à la France et qu'"en récompense, elle a vécu le martyre". Pendant que le spectateur se demande si Cecil est sérieux ou pas, avec sa "récompense", on voit une Jeanne en extase lever les bras en l'air pour, par un habile jeu de lumières, se retrouver crucifiée sur une fleur de lys, pendant qu'une musique composée à l'époque et jouée à l'orgue flonflonne gaiement entre Marseillaise et Rule Britannia.

Ça part fort. Plus sulpicien, tu meurs. Et d'ailleurs, Jeanne est morte.

On nous explique ensuite que l'esprit de Jeanne vit toujours en France, et on nous le prouve en allant dans les tranchées (1916, je rappelle). Là, un jeune homme très propre, très élégant et très britannique est en train de téter une bouffarde dans un petit casernement cozy qui évoque le gentleman's club digne, quand, en trifouillant la paroi, il exhume une vieille épée rouillée. Kest'y donc?

À ce moment, on demande un volontaire. Il faut aller flanquer une bombe, genre obus avec détonateur, dans la Tranchée Ennemie N°2. Après un instant d'hésitation, tout le monde se bouscule. Le chef déclare qu'il va les laisser réfléchir le temps du film (enfin, lui, il dit: "La journée"), parce que c'est une décision grave. C'est une mission sans retour, sinon ça serait pas drôle. Le jeune dandy retourne dans sa chambre, et là, Jeanne lui apparaît et déclare: "Il est temps pour toi d'expier ton péché envers moi."

Rancunière, la garce!

Dès lors, on pourrait aller se coucher: on connaît la fin. Mais ce serait rater la vie de Jeanne, qu'on va nous montrer en flash-back.

Or donc, voici Jeanne "robuste paysanne de Domrémy". "Robuste" je confirme. Quelle bille, la mâtine! C'est pas de ces pauvres poulettes pâmées et crypto-phtysiques qui interprètent souvent le rôle: la Jeanne de DeMille est carrément plus virile que la plupart des hommes qui vont apparaître dans le film (à part quelques méchants, et les bourreaux). J'ai connu des camionneurs nettement moins résolus. Franchement, par moments, elle a la grâce de geste et l'élégance de démarche d'un sanglier pompette.

En cette Guerre de Cent ans, la vie s'écoule heureuse à Domrémy, jusqu'au jour où d'ignobles Anglais viennent piller le village. Pendant que tout le monde va se planquer (martyr, c'est une vocation), Jeanne reste en arrière pour arrêter les rustres. Le beau mais vil Eric Trent l'entraîne dans une grange pour abuser de la vertu de la pucelle (ce qui semble curieux, puisqu'on a l'impression qu'elle pourrait fracasser ce gringalet d'un seul coup de poing). Mais Jeanne plaide sa cause grâce à sa faconde et sa vertu, et gagne le coeur de l'Albionais, qui décide, que finalement, non. Mais il est alors blessé par un déserteur resté dans la grange. Jeanne, dont grande est la pitié et vigoureux les bras, le planque dans son loft, et le soigne jusqu'à ce qu'il aille mieux. Alors, elle lui donne un petit crucifix et lui dit-z-adieux.

Eric s'en va, arrête une charrette qui passait et lui indique où il veut se rendre (visiblement le scénariste prend souvent les taxis et a du mal à imaginer qu'on puisse se déplacer autrement), et Jeanne, au même instant, a une vision: une épée de feu lui apparaît, tenue par un ange aux allures un poil ambiguës, qui lui déclare, sans même se présenter: "Jeanne, va rejoindre le roi, chasser les Anglais et faire couronner ton souverain".

D'aucuns - des mécréants et des pleutres! - poseraient quelques questions, se demanderaient avec inquiétude si embrasser de l'Anglais n'est pas hallucinogène.

Pas Jeanne.

Elle se déguise aussitôt en petit Chaperon Rouge et file voir son oncle Laxart, qui, au bout de trois secondes d'une diatribe de Jeanne qui le fait passer du refus catégorique au soutien le plus enthousiaste, l'amène devant le gouverneur. C'était une autre époque: on entrait, nous montrera souvent le film, chez les gouverneurs et dans les diverses cours royales sans frapper: il suffisait apparemment de pointer le museau à la porte ouverte et, yop! c'était acquis. C'est pas à l'Elysée qu'on verrait ça, de nos jours.

Signalons aussi que pour bien faire moyen-âgeux, tout le monde se parle en "thee" et "thou", ce que la sous-titreuse retranscrit fidèlement (avec un brin de perfidie, me semble-t-il), par des tutoiements. Ça fait très révolution prolétarienne, quand Jeanne tutoie le roi, je trouve.

Le gouverneur est une forte tête. Quand Jeanne lui explique sa mission, il se marre (réaction logique) et tire son épée en déclarant: "Qu'est-ce que ton Dieu répondrait à ça?"

Le malheureux. Faut *jamais* rigoler avec Jeanne.

La Pucelle passe en mode Conan (ou Tartine, selon vos références), tire une dague de la ceinture de son oncle et l'abat comme une brute sur la lame, qu'elle casse en deux. Le gouverneur exorbite les yeux (visiblement, c'est une épée à laquelle il tenait beaucoup). Un peu effondré, il accepte d'amener Calamity Jeanne voir le roi.

La cour: Charles VII est une pauvre larve qui vit à crédit et se laisse entretenir par "L'Araignée", un agent bourguignon qui conforte sa dissipation pour qu'il ne songe pas à se faire couronner, ce qui risquerait de faire foirer la conquête anglaise.

Si. Puisqu'on vous le dit.

Je vous passe l'épisode fameux où Jeanne reconnaît Charles planqué parmi sa cour. On remarque que Jeanne, désormais en mode inspiré, est carrément déclamatoire. Elle ne peut pas entonner un intertitre sans lever le bras comme si elle demandait à aller faire pipi et l'agiter comme si elle se prenait pour une danseuse espagnole, ou Olivia Newton-John avant la lettre. En plus, elle braille avec une ardeur de sainte qu'on devine assez soûlante. Par chance, le film est muet et on assiste tranquillement à la ferveur soulevée dans la salle du trône: une bande de courtisans indolents est changée en armée de chevaliers armés sans qu'on voie vraiment le raccord. Chapeau, M. DeMille!

Entre-temps, l'intrigue se noue. Eric Trent, de retour dans l'armée des Godons, s'est emparé de la forteresse devant Orléans et assiège la ville. Et les Anglais assignent l'Oiseleur, un moine félon, à la surveillance de Jeanne ("L'Araignée", "L'oiseleur"... Pourquoi ai-je l'impression que le scénariste a feuilleté son bouquin d'Histoire en quête de pseudos pittoresques?). Un messager français qui venait proposer la paix se fait sévèrement flageller, torse nu, sur une table par ces vils Anglais, qui ne changeront décidément jamais.

Au matin, Jeanne, arrivée sur les lieux, roupille comme un gros boeuf quand elle est réveillée en sursaut. "Du sang français est en train de couler!" hurle-t-elle. C'est pas une sainte, c'est un radar! Et en effet, des chevaliers français jaloux d'elle (sans doute parce qu'elle a de plus gros biceps qu'eux) ont attaqué la forteresse et morflent méchamment.

Jeanne endosse son armure des dimanches et sort. Elle est belle comme un tank vêtu d'une nappe. IT'S CLOBBERING TIME! Elle galvanise tout le monde et lance l'assaut contre la forteresse. Spectaculaire scène de bataille, comme on les faisait au temps du Muet: c'est un peu brouillon, mais ça a l'authenticité et l'ampleur de ces temps où les figurants ne coûtaient pas cher (au propre comme au figuré: un accident grave ou mortel sur un figurant était regrettable, mais pas forcément suffisant pour interrompre un tournage -- voir LE DÉLUGE de Curtiz ou le BEN-HUR de Niblo): tout le monde se fout sur la gueule avec un enthousiasme admirable, les lances sont hérissées avec une profusion que l'ordinateur aurait du mal à retranscrire, et Jeanne d'Arc, au milieu du carnage, pérore comme une perdue en tenant sa bannière d'une main et en levant le doigt de l'autre, comme pour prendre la température rectale de Dieu. Elle a l'air très pénible et personne ne l'écoute: par chance, le film reste muet.

Jeanne se faufile dans un trou dans le rempart (qui doit faire dans les 20 cm d'épaisseur: splendeur et misère des décors hollywoodiens). Un Anglais un peu énervé lui tire une flèche. Par bonheur, Jeanne n'est touchée qu'au gras de l'armure: assez pour se pâmer en roulant les yeux, pas assez pour ne pas être sur pied deux minutes plus tard et découvrir que le beau Eric est l'ignoble rosbif qui tenait la forteresse. Avant qu'on ait pu dire "cas de conscience", toutefois, Jeanne l'envoie en taule.

Pendant que Jeanne, affalée au milieu d'un troupeau de greluches orléanaises roucoulantes et reconnaissantes, qui la flattent sans pudeur, laisse planer des doutes sur l'orthodoxie de ses moeurs, les Anglais sortent les grands moyens: l'évêque Cauchon! C'est un sale type. Il a le sourcil charbonneux, le faciès prognathe, il tire une gueule en biais, et il a, comme tout bon Fu Manchu qui se respecte, un compartiment secret camouflé dans le dossier sculpté de son siège épiscopal, où il conserve les fioles de poison dans de jolis tubes en verre qui ressemblent à des échantillons de parfum. Comme le film s'obstine à rester muet, on ne l'entend pas faire "Nyarque, nyarque, nyarque", mais le coeur y est.

Et il va donc empoisonner la nouille... Charles VII.

Mais Jeanne est là: bon chien, ma Jeanne, cherche le poison, cherche!!! Avertie par un autre ange, elle met en garde Charles Nouille. Cauchon ricane: "Allons donc, du poison? Que vous me la baillez belle!" On fait venir un courageux volontaire (qui ressemble gravement au malheureux messager qui s'est déjà fait flageller sévère par les Anglais - y en a qui ont pas de pot, quand même), et il crève dans un soubresaut héroïque en testant le hanap fatal. Cauchon est banni, mais a le temps de jurer à Jeanne qu'il se vengerait.

On sacre la lavette dans une belle scène de genre. Le nouveau roi, couronné jusqu'aux yeux et barbotant dans l'hermine comme un têtard dans un bocal, accorde à Jeanne "ce qu'elle voudra": elle demande la grâce du beau mais invertébré Eric Trent, ainsi que l'exemption d'impôt de son propre village (elle ne perd pas le nord, quand même)

A peu de temps de là, partant en mission secrète à Compiègne (comme elle l'a confié, cette andouille, au beau Trent en le quittant), Jeanne tombe dans une embuscade, en dépit de l'avertissement d'un ange qui a fait son possible: il était en noir, il avait un cheval, il a fait le signe "Stop", il l'a accompagnée un moment en surimpression: à part lui gueuler à l'oreille: "Jeanne, arrête, tu vas te faire choper!", il ne pouvait raisonnablement rien faire de plus. Elle est capturée et, en récompense, Eric Trent est fait comte de Diermont, reçoit une bourse, et tout, et tout.

Il est très mal, parce qu'il se demande s'il n'a pas été un peu minable, sur ce coup-là. Finaud, le gars. Intègre, au fond. Mais alors, *très* au fond et après coup, quand même.

Il tente de racheter Jeanne, mais l'Angleterre, par la main de Cauchon, met plus d'argent en balance, et l'emporte. Trent est très mal. Là, il est sûr qu'il a fait une grosse bourde et qu'il n'a pas été sympa. De molle, son attitude générale devient carrément flasque, pour bien faire comprendre son mal-être général. Une vraie méduse aux yeux soulignés de noir. Apparemment, ça séduisait pas mal, à l'époque.

Le procès. Quand Jeanne entre dans la salle, elle perçoit l'embrouille. Faut dire que c'est vite établi: le jury aligne une des plus hallucinantes collections de sales trognes que nous ait donné le cinéma avant Fellini [Bon: et Dreyer] (à part un gars coiffé d'un simili-pot de fleurs, qui est moins convaincant et limite rigolo). Déjà que Cauchon a naturellement une sale gueule, quand il est en mitre de course orientée en avant, il fout carrément les jetons. Bon, le procès ne va pas dans le sens voulu par Cauchon, parce que Jeanne, malgré ses allures de catcheur travesti, est vachement fine: on lui pose une question, elle lève le bras, agite le doigt, et balance une vanne vachement subtile qui mouche les naseaux de Cauchon, et scotche tout le monde.

Cauchon n'est pas un gars très fair play: il recourt à la Question. Jolie scène où le bourreau touille dans un chaudron de je ne sais quoi en fusion, qui éclaire quand on souffle dessus et brûle avec de grandes flammes quand on le sort à la louche. Jeanne, enchaînée en plein trip bondage, résiste, piaille et finit par signer une confession. Si baraquée et pourtant si faible: c'est émoulvifiant.

Pendant la nuit, Eric Trent (la séduisante andouille), qui sent qu'il n'a vraiment pas été à la hauteur jusqu'ici, intervient pour faire évader Jeanne. Il arrive au moment où un rustre dépêché par Cauchon tente de la violer, observé d'en haut par l'évêque et ses sous-évêques, à travers un trou de Judas dans le plafond. Viol simulé et voyeurisme: c'est bien du Cecil B. DeMille.

Une passe d'armes plus hystérique que convaincante n'y fait rien: Eric Trent a encore foiré son coup. Franchement, même sans connaître l'Histoire de France, on n'est pas trop surpris. Ce type est une brêle. Le prototype du séducteur 1916 n'est pas un modèle très performant.

Jeanne va donc au bûcher, qui est superbement colorisé avec des flammes orange, et elle meurt intouchée par les flammes, entourée d'anges pas très stimulants, en brandissant un petit crucifix de branchettes et en déclamant on ne sait quoi, d'une voix heureusement étouffée par les flammes et le fait que le film persiste dans le muet. Signalons que l'Oiseleur, qui a contribué (je vous ai fait la version courte) à répandre des rumeurs fielleuses sur son compte, implore le pardon de Jeanne: il n'a pas été très brillant dans cette affaire, avoue-t-il à Jeanne, qui lui pardonne d'un bon sourire d'hallucinée en surdose de moquette.

En parallèle, on voit le Roi Nouille se déchaîner dans une partie fine au château de France, avec des pétasses en hennin qui se soûlent la gueule et des gentilshommes un peu trop gentils en pourpoint qui se paluchent en rigolant (mondieumondieumondieu!). C'est Sodome et Gomorrhe chez les Valois (je crois). C'est vous dire si c'est orgiaque. Au matin, s'éveillant parmi les corps prostrés des courtisans soûls de vin et de stupre, Charles le Naze comprend brusquement qu'il n'a pas été très reconnaissant sur ce coup-là (l'auteuse du roman d'où est tirée cette histoire me semble avoir chargé à mort ses personnages masculins, quand même: un divorce qui se serait mal passé?), et tombe à genoux.

On revient en 1916. Le gentleman des tranchées est bien le sosie d'Eric Trent. Doit y avoir une histoire de réincarnation là-dessous, mais on nous épargne les détails. Il baise l'épée, va chercher la bombe, se fait flinquer en franchissant le no man's land, sa bombinette sous le bras, mais a la force de la balancer dans la tranchée boche qui est détruite, avec tous ces ignobles salopards que c'est bien fait pour eux.

Trent meurt sur une ultime vision céleste de Jeanne en prière et en armure, et un flonflonnement de Marseillaise vaguement irrigué de Rule Britannia de contrebande.

Moralité: les pertes anglaises durant la Première guerre Mondiale, c'était l'Angleterre qui payait pour Jeanne d'Arc.

Costaud, Cecil. En 1916, comme message patriotique, on pouvait faire plus diplomatique, ce me semble. On a beau dire, on a fait des progrès dans l'entente US/GB depuis, pour en arriver aux grandes amours Bush/Blair.

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