Tout est calme

Genre : on se Mocky du monde

Fiche technique

Revue : Marc Madouraud

Le constat est flagrant : Jean-Pierre Mocky est en voie progressive de nanardisation. Faute de budget, bien sûr, après une série d'échecs commerciaux. Mais il s'agit aussi, visiblement, d'une volonté délibérée de sa part. J'en veux pour preuves le j'menfoutisme de la réalisation (les premières prises semblent être presque systématiquement gardées) et la présence de "non-acteurs" quelquefois hallucinante. Nouvelle provocation de sa part, bien sûr, mais il ne lui faudrait pourtant pas grand chose - de l'enthousiasme ? - pour que Mocky se remette à nous offrir, sinon des chefs-d'oeuvre, du moins de bonnes séries B, corrosives comme il sait les faire.

"Tout est calme", un des ses films les plus récents, illustre parfaitement cette tendance. Mocky voudrait-il supplanter Jesus Franco ?

Tout commence par une série de meurtres mystérieux qui frappe des personnalités : un politicien est empoisonné par une petite fille lors d'une allocution, un caïd de la drogue asphyxié par une splendide jeune femme. A chaque fois les affaires sont classées, soit par manque de preuves, soit parce que les crimes passent pour des accidents. Pourtant, au ministère, un conseiller nommé Lucas (Mocky) s'inquiète car toute une série de grands noms ont passé l'arme à gauche et personne ne semble prendre conscience de l'ampleur de l'hécatombe. Persuadé que tous ces meurtres sont liés, il devine l'existence d'une organisation d'envergure. Aidé de sa secrétaire Eva (Patricia Barzyk, ex-Miss France et compagne de Mocky), il mène alors une enquête personnelle pour tenter de trouver les points communs entre toutes ces affaires et s'attache à étudier les lettres de personnes qui lui ont écrit à ce sujet. Plusieurs de ces dénonciateurs sont des illuminés, mais il retrouve la trace d'un vieillard qui, avant de mourir, évoque l'existence d'un certain village. Pendant ce temps, la pin-up qui avait tué le caïd de la pègre s'est enfuie avec un jeune homme qui l'avait défendue contre les gorilles du gangster, quand ceux-ci avaient tenté de l'arrêter. Georges, le jeune homme, avait cru à une agression, et avait été blessé d'un coup de couteau. Pauline, la belle tueuse, le recueille et lui fait faire un voyage à travers la France, qui se termine par une traversée à cheval d'une forêt, jusqu'à un village dissimulé au coeur des bois et des montagnes. Il y est accueilli - avec passablement de défiance - par une communauté dont chaque membre est habillé de la même façon, avec un drôle de bonnet grisâtre sur la tête.

Le village lui-même semble réduit à deux longs bâtiments séparés par une rue couverte, et l'intérieur des maisons, tout en voûtes et en pierres de taille, suggère une construction remontant à de nombreux siècles. Les villageois, dirigés par une vieille excentrique et autoritaire baptisée Maman Ida, reprochent à Pauline d'avoir amené un étranger, qu'ils accusent déjà de menacer leur sécurité. Devant l'insistance de Pauline, qui se porte garant de lui (elle a manifestement le béguin du beau gosse), Georges est tout de même accepté et soigné.

Au fil des jours, Georges s'étonne du mode de vie de la communauté, qui semble avoir conservé des habitudes d'un autre âge, ainsi qu'un langage pour le moins rustique (chacun appelant les autres "soeur" ou "frère", selon le sexe, bien évidemment). En outre, ces campagnards pour le moins étranges mettent un point d'honneur à garder leur bourgade secrète, se dissimulant même sous les arbres dès qu'un avion survole les environs. Ils assurent au nouveau venu que nul ne connaît l'existence du lieu. Mais Georges tombe littéralement des nues quand il finit par apprendre le moyen d'existence des autochtones : ce sont tous des assassins professionnels, rétribués par d'invisibles employeurs et opérant en groupe pour réussir leurs missions !

Horrifié, et malgré l'intérêt qu'il porte à Pauline, le jeune homme tente de s'enfuir, mais il est repris par les villageois qui se déclarent tout prêts à lui faire un mauvais parti. Pauline parvient à le sauver en annonçant que tous deux vont se marier et que son époux suivra scrupuleusement, à l'avenir, les règles de la communauté.

Lors de la nuit de noces (n'ont-ils rien d'autre de plus intéressant à faire ?), la jeune mariée donne encore quelques précisions historiques et pratiques à son conjoint. Ce travail d'assassinat en communauté est pratiqué maintenant depuis plusieurs siècles, et la rétribution qu'ils en tirent leur permet de conserver leur mode de vie ancestral, loin de la corruption de la civilisation moderne (des documentaires sont projetés devant les enfants du village pour les convaincre de la dépravation du monde extérieur). Jadis, les commanditaires étaient les rois et les nobles, aujourd'hui, ce sont des hommes politiques ou autres notabilités qui veulent se débarrasser discrètement de gêneurs. Leur morale stricte permet toutefois aux villageois de refuser les missions qui leurs semblent incompatibles avec leurs idéaux - ce qui ne les empêche pas d'ailleurs de dézinguer le pape en personne, tué devant les caméras par un couple de petits vieux rigolards. Au tableau de chasse des villageois, il faut compter notamment Abraham Lincoln, John Kennedy ou encore Jean-Paul I.

Lucas, lui, n'a pas perdu de temps. Grâce à une vieille photographie montrant l'homme qui lui avait écrit coiffé d'un curieux bonnet, il retrouve la trace du photographe et parvient ainsi dans une cité toute proche de la communauté, au moment même où les jeunes mariés se font photographier. Georges en profite pour lui donner un billet lui fixant un rendez-vous. Les villageois, eux, sont avertis de la venue de Lucas grâce à leurs multiples complicités dans la région (même dans la police !) et s'inquiètent fortement de cette nouvelle menace. Ils chargent Georges et le jeune frère de Pauline d'éliminer Lucas et sa secrétaire. Lucas, de son côté, tente d'organiser une grande battue pour découvrir la collectivité d'assassins dont il soupçonne l'existence, mais se heurte tant à l'inertie de la police locale qu'à l'attentisme apeuré de ses supérieurs au ministère.

Au lieu de remplir sa mission, Georges tente d'avertir Lucas, mais celui-ci ne survivra guère longtemps (une fillette lui glisse un scorpion dans sa poche). Devant cette preuve manifeste de traîtrise, les villageois traquent Georges, toutefois le jeune homme parvient à s'enfuir en montant dans un train. Pauline tente encore une fois d'intervenir devant Maman Ida, mais celle-ci, inflexible, lui donne la mort, bien qu'à regret. Le frère de Pauline, indigné par cette exécution, fuit à son tour et trouve refuge dans un cirque ; il tente d'expliquer à une fillette dont il est devenu l'ami son origine et le danger qu'il encourt, mais elle refuse de le croire... Dernière image : le ministre, supérieur direct de Lucas, s'entretient au téléphone avec Maman Ida. Inutile alors d'en dire davantage sur l'identité de certains commanditaires des tueurs ruraux...

Ce n'est pas la première fois que Mocky flirte avec le cinéma fantastique (ou assimilé). Dans le temps, "La Cité de l'indicible peur" (d'après Jean Ray) et "Litan" avaient démontré l'attrait de leur auteur pour les atmosphères étranges et les intrigues surréalistes. Par ailleurs, certaines de ses satires des années soixante portaient en elles les ferments d'utopies anarchistes : "La Grande lessive" (attaque contre la télévision toute puissante), "L'Etalon" (sur la libération sexuelle) ou "Les Compagnons de la marguerite" (détournement de l'institution conjugale). Rien d'étonnant, donc, à le voir s'engager hors des sentiers battus.

Mocky tenait un sujet formidable avec cette histoire de village perdu de tueurs professionnels de générations en générations. Le thème de la communauté d'assassins oeuvrant en groupe n'est pas nouveau, puisqu'il avait servi de trame à un épisode de "Chapeau melon et bottes de cuir" (de titre original "Murdersville", en 1967) et surtout à un roman paru dans la "Série Noire" ("Les Saigneurs du village" de William Judson, datant de 1976). Le film est d'ailleurs une adaptation de l'ouvrage de Judson : les héros s'y nomment déjà Georges et Pauline ; seules différences notables, l'action se déroule à l'origine aux Etats-Unis (les tueurs sont des descendants de patriotes sudistes), Georges est un agent du F.B.I. momentanément amnésique et il finit, avant de mourir, par détruire le village.

Traité ainsi, le sujet prend une fascinante dimension du fait que cette collectivité oeuvre à travers le temps, immuable devant le progrès, n'utilisant ce dernier que pour améliorer ses "prestations" (les villageois semblent en effet très bien équipés du point de vue des communications). Cela donne une envergure quasi-cryptocratique à cette localité hors du temps, évoquant en cela un autre bourg inconnu, celui du roman "Le Mystère de Perrière-les-chênes" (1955) de Paul Bouchet, où des druides influaient, du fond de leur localité, sur l'Histoire de France. Hélas ! Cette magnifique thématique est assez vite gâchée, après une première partie intriguante à souhait, comme si les scénaristes ne savaient plus trop quoi faire de leur village et surtout de leurs personnages principaux. Si le dénouement donne une réelle noirceur à l'ensemble - la collusion avec les pouvoirs en place, la certitude d'un renouvellement éternel des missions effectuées dans l'indifférence générale -, la seconde partie perd beaucoup en verve satirique, pourtant la principale qualité de Mocky. La rébellion, assez convenue, du héros est une façon plutôt pauvre d'exploiter le formidable potentiel du sujet. Mais le scénario n'est pas seul en cause. Les dialogues sont poussifs, loin de la vivacité d'antan, et les répliques savoureuses brillent par leur absence. La réalisation est souvent traitée en parent pauvre, chaque scène étant filmée des plus platement, alors qu'il aurait fallu mettre en valeur l'étrangeté du village - là encore, quelques bonnes idées sont malheureusement laissées en friche, comme ces rituels locaux qui rappellent ceux, toutes proportions gardées, accomplis par les insulaires du film "Wicker Man".

Toutefois, la catastrophe se situe surtout au niveau de l'interprétation. Mocky a toujours utilisé les services de trois classes d'acteurs : d'abord des monstres sacrés, comédiens d'exception comme Bourvil, Fernandel, Michel Simon ou Michel Serrault ; puis des seconds rôles magnifiques qui illuminaient chaque scène, tels Francis Blanche, Noël Roquevert ou Jean Poiret. La troisième catégorie, qu'affectionne particulièrement le réalisateur, consiste en des "gueules" incroyables, des comédiens peu connus ou des non professionnels qui ont en commun d'avoir un physique et des expressions uniques en leurs genres - même si ces derniers jouent, assez souvent comme des pieds. Ce fut le cas du maigrichon Roger Legris (excellent acteur, lui) ou des imposants Jean-Claude Rémoleux et André Gabriello.

Pour son malheur, "Tout est calme" n'emploie aucun représentant des deux premières catégories. Tout au plus nous offre-t-il encore une multitude de gueules. Celles des anciens duettistes des films d'action des années soixante, Dominique Zardi et Henri Attal, l'un en caïd, l'autre en villageois zélé. Ou du somptueux Jean Abeillé, éblouissant en ferrailleur totalement déjanté. Malheureusement les limites d'un tel choix apparaissent très rapidement quand on tombe sur des phénomènes comme Noël Godin, le fameux entarteur belge. S'il est superbe quand il se tait, il devient rapidement insupportable, du fait de sa diction très particulière, dès qu'il a plus d'une phrase à prononcer - ou à déclamer dans son cas. L'utilisation de non-professionnels est tout aussi dommageable : le pompon revenant à l'interprète d'un docteur, qui arrive à traduire un manque de conviction rarement constaté au cinéma, annonnant son texte lamentablement.

Les acteurs principaux - le jeune couple - est malheureusement au diapason d'une telle absence générale de talent. Ils sont certes d'une beauté parfaite : la fille évoque Astrid Veillon, en plus inexpressif, le garçon est un sosie de Pierre Cosso quand ce dernier veut jouer les mauvais garçons avec barbe naissante, mitaines et blouson usagé. Mais le double de Cosso a une façon d'aboyer son texte de façon hargneuse là encore très peu convaincante. La Veillon-bis fait ce qu'elle peut avec ses moyens limités, mais ses efforts sont coulés par des dialogues souvent ridicules : elle est obligée, pour traduire le caractère rural du personnage, de rajouter "mon gars" à la fin de chaque phrase, ce qui réduit nettement son sex-appeal pourtant évident.

Ne croyez pourtant pas que "Tout est calme" soit une bouse innommable, loin de là. Tel quel, avec ses défauts, il reste un film thématiquement fascinant, qu'on aurait aimé voir réalisé par le Mocky d'il y a un tiers de siècle, qui en aurait tiré un brûlot bien plus corrosif. Il ne suffit pas d'avoir de bonnes idées et de bonnes intentions pour faire un bon film - au contraire d'Hollywood qui sait faire trop souvent des navets avec des moyens et du savoir-faire, mais sans aucune idée et avec des propos quelquefois nauséabonds. Par sa thématique, son humour, son humanisme, Mocky, l'éternel "politiquement incorrect", le Don Quichotte marginal de la pellicule, reste encore et toujours un auteur éminemment sympathique et recommandable. Mais s'il pouvait enfin apporter un peu plus de soin au détail et abandonner ce parti-pris de s'enfoncer délibérément dans le n'importe-quoi (symbolisé par ses effroyables acteurs amateurs) !

Après ce long-métrage, Mocky a réalisé deux autres films passés tout aussi inaperçus. D'abord une adaptation de "La Bête de miséricorde", le roman de Fredric Brown (avec Bernard Menez et Jackie Berroyer tout de même). Puis un "Les Araignées de la nuit", qui traite d'une société secrète éliminant des candidats à la présidence de la république : un sujet assez semblable à celui de "Tout est calme". (Note : le titre du film correspond à la phrase que crie le veilleur de nuit du village. Un clin d'oeil envers l'inertie complice des autorités, locales comme nationales...)

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